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par Michel Angot (L'Obs hors série 2015-

La mystique du yoga ancien


Le yoga contemporain ne ressemble plus que de très loin à son lointain ancêtre indien, codifié vers le IIe siècle après notre ère par le texte du YogaStra. Pratiqué par les seuls brahmanes, membres de la caste supérieure, il négligeait en effet la question des postures corporelles, au profit d'exercices spirituels et mystiques visant à atteindre la « libération » de l'esprit.

Le yoga contemporain garde-t-il des traces de la pratique originelle, dans l'Inde ancienne?

Peu de choses en vérité, si ce n'est le nom et quelques idées très générales. Car le yoga postural qu'on pratique aujourd'hui est une complète recréation, très éloignée de la pratique originelle, dont la forme classique a été fixée vers le ier ou le iie siècle apr. J.-C. par le Yoga-Stra (littéralement « formulaire du yoga») ­ même si la pratique du yoga existait alors sans doute depuis plusieurs siècles. Ce texte, un bref recueil d'aphorismes attribué ultérieurement à un certain Patañjali ­ sans doute un personnage mythique ­, est probablement un ouvrage collectif; il a longtemps constitué une référence pour les yogins du monde indien (lire extraits p. 96). Mais à la fin du xixe siècle, au moment où émerge le yoga moderne « mondialisé », il était largement oublié, la culture brahmanique ayant connu au cours de ce siècle un profond déclin intellectuel. Et « l'inventeur » du yoga postural contemporain, le maître indien Vivekananda, qui l'enseigna avec un succès immédiat aux États-Unis à partir de 1893, faisant aussitôt de nombreux disciples, ne s'y est référé que de façon très superficielle, notamment parce que le Yoga-Stra est une oeuvre complexe, dont l'interprétation requiert une érudition considérable. Vivekananda a donc élaboré un yoga simplifié à l'usage des Occidentaux, étrangers aux subtilités de la culture sanskrite traditionnelle. Son enseignement ­ qui sera repris presque à l'identique par tous ses successeurs au cours du xxe siècle ­ n'était d'ailleurs pas dénué d'arrière-pensées politiques : en formant de nombreux Occidentaux à leur pensée, ces Indiens à l'humble arrogance, qui ont toujours considéré qu'ils étaient voués par nature à être les gourous de l'humanité, retrouvaient un peu de leur fierté, mise à mal par la colonisation britannique. Mais au passage, le yoga a donc perdu une grande partie de sa substance originelle, celle d'une pratique mystique et initiatique, réservée à une élite intellectuelle.

Pourquoi le yoga ancien ne s'adressait-il qu'à une minorité?

Déjà parce que le Yoga-Stra, comme tous les textes indiens anciens, est rédigé en sanskrit, la langue de la culture brahmanique, la langue sacrée, qui, à partir de la fin du premier millénaire avant Jésus-Christ, a grosso modo le même statut que le latin dans l'Occident médiéval. Seuls le parlent les brahmanes, ces membres de la caste supérieure, qui sont prêtres, enseignants ou lettrés, tandis que l'écrasante majorité de la population ne parle que certaines des innombrables langues vernaculaires des Indes. Et même lorsqu'on comprend le sanskrit, l'interprétation de ce texte est extrêmement complexe. Car les sutra se caractérisent par une forme extrêmement condensée, un laconisme érudit : ils se transmettaient seulement oralement, de maître à disciple, et les brahmanes les apprenaient par coeur, d'où cette économie de mots permettant de soulager la mémoire. Le Yoga-Stra n'est ainsi composé que de 1161 mots : le lecteur doit transformer ces aphorismes, ces formules extrêmement concentrées, en phrases. Ce texte a donc donné lieu à de très nombreuses interprétations, dont les meilleures ont d'ailleurs été conservées par écrit : c'est ce qu'on appelle les bhasya, « commentaires » ­ le plus anciennement conservé est le Yoga-Bhsya attribué au mythique Vysa, composé entre 500 et 700 apr. J.-C., toutes les dates étant discutées.

Vous parlez d'expérience mystique. Contrairement à sa version contemporaine, qui s'appuie largement sur des postures, des techniques de respiration, ce yoga ancien est donc d'abord une forme de méditation?

Pour être précis, il est plus exact de dire que le YogaStra est un traité de contemplation. Car le yogin des siècles passés ne « médite » pas à proprement parler, il ne réfléchit pas sur telle ou telle question, mais s'efforce d'atteindre un état de pensée non linguistique et même sans objet de pensée. Le texte de Patañjali définit le yoga comme « l'arrêt de toutes les fluctuations du mental » : il s'agit ­ et c'est là toute la difficulté ­ d'atteindre une forme de pensée sans objet de pensée. Contrairement à ce qu'on lit partout, le mot « yoga » ne dérive pas de la racine sanskrite signifiant « union » (sous-entendu : union de l'âme avec le divin), mais d'une racine qui veut dire « mettre au repos ». Le yoga du Yoga-Stra est la mise au repos du mental et Dieu n'intervient pas dans ce processus.

Le Yoga-Stra, qui décrit les expériences psychosomatiques auxquelles conduit cet état, donne également une méthode pour y parvenir : il s'agit entre autres de concentrer sa pensée sur un objet, pour finir par entrer « en sympathie » avec lui. Et cette méthode ne fait quasiment pas intervenir le corps : dans tout le texte de Patañjali, on ne recense que six mots consacrés à la question des assises, des postures. Dans la tradition indienne, la forme de yoga qui se concentre sur les postures (asana) et la maîtrise du souffle (pranayama), c'est le hatha-yoga (« yoga d'effort »), une forme beaucoup plus récente (apparu vers le xive siècle). Il s'adresse à des yogins dont l'espérance est autre, et qui n'appliquent pas la méthode du Yoga-Stra.

Surtout, la principale différence entre ce yoga classique et toutes autres formes de yoga, c'est, au-delà même de la nature des expériences préconisées, psychiques ou corporelles, le fait que dans le Yoga-Stra, l'expérience réalisée par le yogin n'a aucun intérêt en tant que telle. L'exercice n'est pas le but ­ contrairement à ce qu'on observe dans le yoga contemporain ­, il doit être dépassé, il doit cesser pour que l'on accède à l'espérance.

Quelle est cette espérance?

C'est l'horizon, le but ultime dans la pensée indienne ancienne. Le Yoga-Stra croit en un système dualiste où l'univers se partage entre d'une part des monades spirituelles désincarnées, et d'autre part des corps auxquels sont reliés la pensée, le mental et le monde perceptible. Si l'on nomme « esprit » cette monade spirituelle, ­ un esprit qui n'a rien de mental et n'est pas connu ou expérimenté par le mental ­, les adeptes du Yoga-Stra croient que l'esprit, qui est influencé par le mental, le corps et le monde, finira par se libérer, et s'affranchira ainsi des souffrances, de l'insatisfaction, mais seulement au bout d'un certain nombre de réincarnations; ils pensent qu'un jour, suivant un cheminement inéluctable de l'humanité, il n'y aura plus de corps, plus de monde, il n'y aura plus que des esprits, des essences. Mais ils souhaitent hâter ce processus, et sortir prématurément du flux perpétuel des réincarnations (samsara), qui s'étend sur plusieurs milliers d'années. Or le yoga classique, celui du Yoga-Stra, est, parallèlement aux voies de la connaissance, de la dévotion, ou des rites, l'une des voies permettant de précipiter ce divorce de l'esprit et du corps, cette délivrance définitive du monde, diversement nommée et conçue. Le yoga ancien est ainsi un yoga de la fuite du monde, de ses souffrances, de sa vanité. Le yoga du Yoga-Stra vise à stériliser le corps mondain; en revanche, les autres formes de yoga sont des « allers-retours » : si l'on accède au repos du mental, un repos où le monde n'est plus perçu, c'est ensuite pour revenir dans le monde, s'y sentir mieux, y exercer des pouvoirs quasi divins.

C'est notamment le cas du yoga contemporain créé par Vivekananda : pour lui, le yoga était une science de l'esprit n'ayant pas pour but la fuite du monde, mais permettant, aux côtés notamment de la physique ­ il était positiviste, croyait énormément au rôle de la science dans le progrès de l'humanité ­, d'accroître le pouvoir de l'homme sur l'univers. Mais c'est aussi le cas de toutes les formes de yoga qui ont assez vite concurrencé, dans le monde indien ancien, le yoga du Yoga-Stra.

Vous voulez dire que ce yoga classique n'a finalement pas été beaucoup pratiqué?

C'est tout le paradoxe du destin du texte de Patañjali. Par sa grande valeur théorique et poétique, il a toujours fait, et continue de faire autorité sur le plan intellectuel. Mais il en va autrement d'un point de vue spirituel. Très vite, des versions alternatives se sont multipliées, des formes variées dont le centre de gravité a pu selon les cas être philosophique, religieux, mystique, médical, et qui ont rencontré davantage de succès chez les pratiquants. Car un nombre croissant de brahmanes ont au fil des siècles pris leur distances avec ce « non au monde » typique du YogaStra. Ils lui ont préféré une spiritualité conjuguant la présence au monde et la croyance en un Dieu créateur -­ concept que le Yoga-Stra, qui se passe de Création et de Dieu, n'envisage absolument pas. Ces « brahmanes sociaux » ont donc préféré au yoga classique une forme alternative, un yoga « deuxième manière », un yoga déiste, d'union avec Dieu, notamment fondé sur l'usage des mantras, qui ne sont absolument pas évoqués chez Patañjali. Ce yoga se pratique de façon ritualisée. Après une préparation combinant jeûne et abstinence sexuelle, on s'isole dans la nature pour répéter et méditer des mantras, à la fois des mantras universels et des mantras personnels. Les brahmanes devenus tous déistes à la fin du premier millénaire, devaient concilier le yoga avec leur statut. Or il était essentiel pour un brahmane d'avoir une descendance mâle car le Veda se transmet du père au fils : l'espérance spirituelle du Yoga-Sûtra passant par la stérilisation de l'homme au monde était donc inconciliable avec le statut de brahmane.

Les nouvelles formes de yoga valorisaient une espérance dans le monde : on y recherchait un statut et des pouvoirs divins dans le monde. Parmi les yogas qui ont eu beaucoup de succès dans les Indes d'avant l'Inde, il y a le « yoga de l'action » que pratiquaient les rois et les guerriers ­ formant le deuxième varna, après les brahmanes, dans la hiérarchie socio-religieuse ­, un yoga qui est notamment mentionné dans le Mahabharata, l'une des deux grandes épopées de l'Inde, dont la rédaction est contemporaine de celle du Yoga-Stra. Comme les brahmanes, mais pour d'autres raisons, si les rois et les guerriers s'intéressaient au yoga, ils préféraient un yoga mondain, celui qui accroîtrait leurs pouvoirs et conforterait leur souveraineté.

Au yoga ancien, classique, spirituel et à espérance non mondaine, celui de la méditation contemplative, on a préféré au xxe siècle des pratiques plus en phase avec les espoirs contemporains (santé, bien-être, longévité). Néanmoins, le Yoga-Sûtra, plus que tous les nombreux autres textes de yoga, a continué à être étudié et honoré au sein de l'érudition brahmanique.

MICHEL ANGOT

indianiste, védisant, grammairien et philologue, a enseigné le sanskrit et la littérature sanskrite à Paris-X Nanterre puis à l'Inalco, et anime actuellement à l'EHESS un séminaire consacré à l'étude de textes sanskrits. Il est notamment l'auteur de L'Inde classique (Les Belles Lettres, 2002), et a traduit et édité Le Yoga-Sutra de Patanjali, suivi du Yoga-Bhasya de Vyasa (Les Belles Lettres, 2012). Il publie en juillet une Histoire des Indes (Les Belles Lettres).

Et puis, surtout, si le yoga du Yoga-Stra est réservé aux brahmanes, ce n'est pas seulement pour des raisons de langue et de compréhension; c'est une activité mystique, que ne saurait pratiquer personne d'autre que ces membres du varna ­ ou classe ­ supérieur, qui sont en contact avec le dharma, l'ordre cosmique dont ils sont les gardiens.


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